Notes de lecture du livre 1913 de Florian Illies
Jusqu’à maintenant, c’est le meilleur ouvrage de 2024 que j’ai lu. Je l’ai déjà écrit ici: j’ai un petit faible pour les biographies et l’ouvrage de Florian Illies est en fait des dizaines de biographies rassemblées dans un livre.
Il prend la forme d’un journal, celui de l’année 1913. Chaque chapitre couvre un mois de l’année. L’auteur imagine le quotidien des artistes qui ont marqué cette époque. C’est le génie de cet historien de l’art, il arrive à très bien capturer l’air du temps.
L’action se concentre en Europe et plus particulièrement à Vienne, Berlin et dans une moindre mesure Munich et Paris. On voyage aussi dans les différentes régions d’Allemagne. Chaque paragraphe est comme une entrée du journal de la vie d’un artiste. L’auteur y insère aussi des commentaires, et ceci avec beaucoup d’humour, sur les forces et faiblesses de ces hommes et femmes. Il y a un petit côté romantisme allemand, il dépeint une fresque d’un monde qui va bientôt connaître un bouleversement total. Le photographe classique Heinrich Kühn a cette remarque amusante mais bien parlante : « Le péché original revêt deux formes : la social-démocratie et le cubisme ».
Il serait trop fastidieux de citer toutes les figures de l’ouvrage mais on y rencontre dans le domaine politique Staline, Hitler, l’empereur Guillaume II, François-Joseph, François-Ferdinand.
En voici un extrait :
De cette façon, les premiers mois de l’année 1913 virent présents ensemble à Vienne, l’espace d’un bref moment, Staline, Hitler et Tito, soit deux des plus grands tyrans du XX° siècle, et l’un de ses dictateurs les plus autoritaires. Le premier y étudia la question des nationalités dans une chambre d’amis, le deuxième y peignit des aquarelles dans un foyer pour étudiants, et le troisième y passa absurdement son temps à rouler sur la Ringstraße afin de vérifier comment ses automobiles y négociaient les virages. Trois figurants sans texte à dire, pourrait-on penser, dans cette grande pièce intitulée « Vienne en 1913 ».
Mais c’est le domaine des arts qui prend le plus de place. On assiste au passage de l’art classique aux mouvements comme le futurisme, le cubisme avec Picasso, Marcel Duchamp mais aussi l’Art Nouveau (ou Sécession en Autriche) de Gustave Klimt. L’exposition Armory à New York est un peu la consécration de cette rupture, les oeuvres des cubistes comme le Nu descendant un escalier (N°2) de Duchamp donnent un coup de vieux au classicisme même si la critique réserve un accueil plus froid.
Dans le monde de l’écriture, il se moque gentiment de Kafka qui n’arrive pas à officialiser sa relation avec sa partenaire et lui écrit des lettres interminables dans lesquelles il se décrit comme un très mauvais mari potentiel. Thomas Mann mène une existence plus bourgeoise avec ses 3 maisons. Il a un rythme bien établi pour écrire:
« J’ai besoin d’un papier blanc, parfaitement lisse, d’une encre fluide, et d’un stylo neuf, qui n’accroche pas. Pour m’éviter tout désagrément, je place sous la feuille sur laquelle j’écris une autre feuille, lignée. Je peux travailler n’importe où ; tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un toit au-dessus de ma tête. Un ciel ouvert est bon pour les rêveries débridées et les idées vagues, le travail précis nécessite la protection d’un plafond. »
On y rencontre D.H. Lawrence qui se fait entretenir par une femme mariée et issue de l’aristocratie allemande. James Joyce va publier Portrait d’un Jeune Artiste et Proust le premier tome d’À la recherche du temps perdu.
D. H. Lawrence, qui fête le grand succès, en Angleterre, d’Amants et Fils, un ouvrage d’où il ressort que l’homme ne peut être qu’un fils ou qu’un amant a déjà fait, avec ce livre, du conflit entre l’intellect et l’instinct l’un de ses grands thèmes. À l’automne, bien décidé à convaincre son amante Frieda von Richthofen qu’elle devait le croire, il a traversé la Suisse entière à pied, et maintenant tous deux célèbrent Noël, un chaud Noël, dans un bar, sur un quai de Méditerranée. Et Lawrence écrit en ce mois de novembre 1913 une profession de foi d’un genre très particulier : « Ma religion, une religion à laquelle je crois profondément, c’est la conviction que le sang, la chair sont plus avisés que l’intellect. Nos esprits peuvent nous induire en erreur. Mais ce que notre sang ressent, et croit, et dit est toujours vrai. »
Aussi ce beau paragraphe à propose de Robert Musil :
Une vie intérieure assez intense - c’est bien vrai. En cette très sombre nuit de décembre, Robert Musil prend des notes, ces notes à partir desquelles, bien plus tard, prendra peu à peu forme son grand roman L’Homme sans qualités. Cette nuit-là, il écrit la très belle phrase suivante: « Ulrich prédisait le destin et n’en avait aucune idée. » Pas mal. Il boit une petite gorgée de vin rouge. allume une cigarette (du moins l’imaginons-nous ainsi), puis se rapproche de nouveau d’Ulrich, son personnage principal, en écrivant quelques lignes sur le personnage de Diotime, la beauté tant désirée, la femme pleine de qualités. Une phrase, tout ce temps, aux bords des lèvres. Il faut donc la coucher sur le papier: « Et quelque chose était ouvert : il s’agissait bien de l’avenir, mais, dans une certaine mesure, il s’agissait aussi de ses lèvres. »
Le modernisme apparaît aussi en architecture avec une des premières maisons à terrasses en Europe, la maison Scheu par Alfred Loos.
Son chef-d’œuvre de 1913 est la maison Scheu, à Hietzing, la première maison à terrasses d’Europe, qui, avec sa très sobre élégance immaculée, et sa forme en escalier évoquant le style arabe, mit en rage les Viennois l’année même de sa construction. Mais les maîtres d’ouvrage, l’avocat et ami de Loos, Gustav Scheu, et sa femme, Helene, étaient tout à fait heureux. « À aucun moment je n’ai pensé à l’Orient en dessinant cette maison, affirma Loos. Je me suis simplement dit qu’il serait d’un très grand agrément de pouvoir passer des chambres, situées au premier étage, à une grande terrasse commune. » Et pourtant, la maison Scheu fait l’effet d’une succession de mirages. Les pièces d’habitation et les chambres s’ouvrent sur l’extérieur, vous marchez sur de grandes terrasses, la maison entière est inondée de lumière et d’air. Les voisins et les autorités locales protestant à grands cris, et avec endurance, Loos consent alors à un compromis : des plantes grimpantes recouvriront les façades. Loos se préoccupe avant tout de l’effet des espaces sur les gens : « […] mais je veux justement que les gens, dans mes pièces, sentent les matériaux les entourant, que cette matière ait un effet sur eux, qu’ils aient conscience de nace fermé, qu’ils sentent le matériau, le bois… »
On voit bien que tout ce petit monde se côtoie, c’est une communauté d’artistes et leurs mécènes qui vivent dans les mêmes villes et quartiers, Picasso et Matisse passent le mois d’août à faire du cheval dans la campagne, Issy-les-Moulineaux. On parle en ce moment du déclin des réseaux sociaux génériques pour des forums plus restreints comme Discord ou des groupes privés de discussions. Je me demande dans quelle mesure on retrouve la même dynamique.
En somme, c’est un très beau portrait d’une époque révolue mais très riche.
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