Notes de lecture du livre Good Strategy, Bad Strategy de Richard P. Rumelt
Je l’ai déjà écrit mais j’ai toujours eu une petite réticence à lire les livres dit « business ». C’est un peu comme les livres sur la productivité ou le « self-help ». Il y a un fort biais du survivant, parle-t-on des gens qui ont fait la même chose mais n’ont pas réussi ?
Alors que dire d’un ouvrage sur la stratégie d’entreprise ? Tout le monde en parle mais peu de gens la pratiquent vraiment. On ne compte pas les départements de stratégie, les plans stratégiques, les méthodes pour créer une stratégie. J’ai toujours un petit malaise car je ne suis pas convaincu par ce que je lis ou j’entends. C’est un concept un peu flou derrière lequel on peut mettre pas mal de choses.
Richard P. Rumelt est un professeur dans le domaine de la stratégie d’entreprise. Il est aussi un consultant et le livre s’inspire beaucoup de son travail de formation et conseil auprès de grandes entreprises. Bien que les exemples soient presque tous des compagnies déjà bien établies, on peut en tirer des enseignements même pour des entreprises qui cherchent encore leur « product-market fit ».
Les mauvaises stratégies
Une stratégie n’est pas une vision ou une mission. Ce n’est pas non plus une série d’objectifs à atteindre. Dans le premier cas, on reste à la surface des choses, avec un texte souvent rempli de lieux communs. Dans le deuxième on va trop vite et on sert le résultat et non la source.
D’après l’auteur, derrière une mauvaise stratégie il peut y avoir une indécision, une tendance à se reposer sur le charisme du leader et sa vison ou enfin s’en tenir à la « pensée positive ». Pour chacune des 3 sources il cite un exemple.
Le premier est celui de DEC qui n’arrivait pas à choisir entre ajouter une composante logicielle à sa solution matérielle, aller vers un modèle « solution » où DEC conseille le client comme le fait IBM aujourd’hui ou enfin embarquer vers la fabrication de puces électroniques.
Le deuxième exemple mélange un peu les 2 autres sources. Il discute d’une société de design web au début de la révolution commerciale apportée par Internet. Le PDG s’en tient à des chiffres complètement loufoques et pense que de motiver les gens à les atteindre va suffire, sans passer par une réelle réflexion. Richard Rumelt trace ce biais, très présent en Amérique du Nord, au « positive thinking » pratiqué par des prédicateurs protestants au début du XXème siècle et qui s’est transposé dans le milieu professionnel.
Le « noyau » d’une bonne stratégie
La stratégie se fonde sur 3 ingrédients :
- Un diagnostic: il définit et décrit le défi à relever. Pour qu’il soit efficace, il simplifie la complexité du marché en identifiant les points critiques à adresser.
- Une politique qui explicite et guide ce qu’il faut faire pour surmonter ce défi. On fait un choix sur les chemins possibles.
- Un ensemble d’actions pour réaliser cette politique. Il y a une tension ici entre la coordination et décentraliser les décisions. Par exemple, dans un grand groupe, une marque peut prendre des décisions qui vont à l’encontre du succès d’une autre.
Les ingrédients d’une bonne stratégie
Une grosse partie du livre est alors consacrée à explorer les différentes sources de pouvoir qui seront utilisées dans une stratégie. Je les résume en quelques phrases mais il y a bien sûr plus de détails et des exemples dans le livre.
- Levier : Trouver un pivot et appliquer un effort sur cette situation. Par exemple Toyota et son modèle hybride Prius dont la technologie a été licenciée à d’autres fabricants
- Les objectifs « proxy » : aller sur la lune semblait un effort titanesque mais les américains savaient que c’était possible. C’était une façon de mobiliser les efforts. L’auteur introduit aussi une caractéristique importante pour un leader: absorber l’ambiguïté et la rendre compréhensible, simplifier à un problème plus « attaquable ». C’était le cas pour une des responsables du programme lunaire qui devait rendre accessible le fait qu’ils allaient devoir faire atterrir un module sur une surface (la lune) dont ils connaissaient peu de choses. Elle a crée un modèle qu’elle pensait le plus proche (en s’inspirant des conditions du désert au Nevada), les ingénieurs ont pu alors travailler avec ces spécifications.
- Chain-link system : On parle du maillon faible dans une chaîne. Un long exemple sur une entreprise d’outillage en Italie illustre le propos. Il est très intéressant car le propriétaire a identifié son maillon faible qui avait deux conséquences directes ou indirectes : une mauvaise qualité des machines entraînent des coûts plus importants et un service commercial qui ne sait pas vendre des machines plus sophistiquées. Il aurait pu se focaliser sur les coûts mais ce n’était pas la racine du problème. Il s’est attaqué au maillon faible : la qualité des machines puis ensuite former la force de ventes et enfin réduire les coûts.
- Design On ne parle pas de design en tant qu’objet mais plus de trouver le « sweet spot » entre différents paramètres pour atteindre un produit qui se différencie assez. On dit souvent que la stratégie est l’art de prendre des décisions comme si on avait devant soi une liste de décisions à prendre mais en fait c’est de créer des décisions en ajustant des paramètres comme un designer doit le faire avec un objet. Le trade-off sur un aspect va permettre d’autres choses sur un autre.
- Focus Encore une belle étude de cas sur Crown Cork & Seal, un fabricant de canettes pour boissons, aérosols etc. Ils sont plus profitables que les autres mais la stratégie est rarement explicitée. Cette compagnie se focalise sur des clients plus petits que les autres fabricants et des ordres de fabrication aussi plus petits (short run, urgent, saisonnier ou pour de nouveaux produits) pour éviter d’être pris au piège des gros clients.
- Croissance C’est ici plus une critique de la folie des fusions et acquisitions notamment celle des années 90 dans le monde des télécoms en Europe, par exemple celle entre Telecom Italia et Cable & Wireless, une entreprise américaine. Cette fusion ne faisait aucun sens, il n’y avait aucune synergie.
- Avantages compétitifs L’auteur le définit comme un avantage qui permet d’augmenter la valeur d’un produit dans le temps. Exemple: Stewart et Lynda Resnick ont acheté des terres en Californie aux producteurs de pétroles qui devaient enlever des dettes de leur livre comptable.Ils ont patienté 7-10 ans (car c’est une entreprise privée) pour mettre en place une chaîne de valeur autour des noix et amandes: champs, nouvelles espèces, usine de traitement, packaging et marketing. Ils ont fait la même chose pour Fiji Water.
- Dynamiques On parle de saisir les dynamiques du marché. Par exemple Cisco qui a permis de rendre compatible des protocoles réseaux propriétaires et a saisi l’introduction massive des réseaux informatiques dans les entreprises puis celle du protocole IP. Il liste 5 guides sur lesquels il faut porter attention et qui peuvent être un indicateur de changements majeurs : déréglementation, augmentation des coûts fixes, biais dans les prévisions souvent trop bonnes, réponse des entreprises existantes et l’attraction vers un nouvel état de l’art (protocole IP par exemple)
- Inertie et entropie L’inertie peut prendre 3 formes :
- La routine: Les compagnies aériennes après la déréglementation de 1978 aux USA. Elle utilisent les mêmes outils de projection de coûts qu’avant et donc pensent que long courrier va voir ses prix augmenter comme avant quand les prix étaient fixés par une agence fédérale.
- Culture : AT&T qui était efficace pour la R&D (Unix, Langage C, etc) mais pas super pour la gestion de produit
- Par Proxy : quand un produit existant fait assez de profit (Ligne T1 - dédiée - pour internet pour les clients affaires alors que le DSL est moins cher mais ces lignes rapportent plus)
Cette partie se conclut par une étude de cas sur Nvidia. Très intéressante car elle reprends l’histoire des cartes graphiques en commençant par SGI puis 3dfx et enfin l’entrée de Nvidia sur le marché.
Conclusion
Les derniers chapitres abordent la question de la pensée « stratégique ». L’auteur est un ancien ingénieur et il en côtoie beaucoup. Beaucoup d’ingénieurs ont dû mal à comprendre que la création d’une stratégie n’est pas l’équivalent du design de systèmes. Ce n’est pas un processus qui peut se baser seulement sur des déductions du passé.
Dans la démarche scientifique, la première étape est de voir si une hypothèse survit aux lois actuelles et aux expérimentations passées mais elle devient une vraie hypothèse que si elle est réfutable par de nouvelles expérimentations.
La stratégie c’est un peu ça, c’est de nouveaux savoirs sur un marché, ses nouveaux risques et tendances et cet ensemble va être confronté au réel.
Quelles sont les hypothèses de changement sur lesquelles est bâtie cette innovation? Que faudra-t-il qu’il arrive pour que ces hypothèses tournent en faveur de votre projet ? Que faudra-t-il comme changements en matière de technologies, d’environnement réglementaire, social, de comportement ? Ces hypothèses doivent être explicitées.
Billet publié dans les rubriques Lecture le