Notes de lecture du livre Le triomphe de l'injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie de Gabriel Zucman et Emmanuel Saez
J’ai profité de mon passage en France en octobre dernier pour acheter deux livres sur l’économie en français. Non pas que cela soit impossible ici mais les délais de livraison sont parfois plus longs et le prix un peu plus élevé. Il y aussi le fait que les termes anglais sur les impôts n’ont jamais pris avec moi et c’est cela ajoute une complexité à un sujet pas facile à aborder. Le livre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman est consacré à la question de la fiscalité et son impact sur les inégalités.
Je dois avouer que je m’intéresse à ce sujet (l’évasion fiscale) un peu à reculons. Je l’avais mis de côté car dans mon esprit c’est un peu un marronnier du journalisme économique. Je pensais que l’évasion fiscale est certes un sujet populaire mais qu’en économie cela n’avait pas beaucoup d’impact ou du moins beaucoup moins que d’autres préoccupations comme la productivité, les échanges internationaux ou la protection sociale. Quand le nom de Gabriel Zucman est apparu dans la presse généraliste il y a quelques années, j’y ai apporté qu’une faible attention.
Mais je ne pouvais pas avoir aussi tort. C’est un ouvrage court (276 pages hors références) mais il est très très dense. Lors de la lecture d’un livre je prends des notes sur mon téléphone utilisant l’app native iOS Notes. J’y ajoute des scans des graphiques utilisant là aussi l’outil intégré du système. J’en ai pris beaucoup lors de la lecture de cet ouvrage!
L’ouvrage peut paraître court mais c’est le fruit d’un travail titanesque sur les données fiscales américaines. La plupart du temps on parle des impôts fédéraux et cela cache une grosse part de la réalité fiscale locale. L’autre volet vient du fait que la nature des revenus est aussi très variée selon les classes sociales (on en parlera plus tard). Autant le revenu du travail est majoritaire pour beaucoup de gens, ceci n’est plus le cas pour les plus aisés qui touchent des dividendes du capital, des loyers, etc. On peut dire que l’ouvrage présente le résultat de ce travail statistiques et les leçons à en tirer.
Un constat, les inégalités de revenu et de taux d’imposition
Les deux facettes du problème sont la part des revenus détenus par chacune des classes sociales et le taux d’imposition de ces différentes couches de la société. On y trouve :
- Classe populaire (50% de la population) qui gagnent en moyenne 18 500$ par an
- Classe moyenne (40%) avec un revenu moyen de 75 000$
- Classe moyenne supérieure (19%) avec un revenu de 220 000$
- Et enfin les fameux 1% qui gagnent plus de 1.5 millions de dollars
La part des premiers dans le revenu nation est passé de 20% en 1980 à 12% aujourd’hui alors que celles des plus riches est passée de 10 à 20% .
De l’autre côté le taux d’imposition qui est perçu comme étant progressif dans beaucoup de pays n’est en fait qu’un taux unique (“flat rate”). Voici le taux d’imposition moyen par groupe de revenu en 2018 aux USA. En gros tout le monde paie approximativement 28% de son revenu.
On le voit l’impôt sur le revenu est moins progressif qu’il ne paraît. On remarque aussi le caractère régressif des différentes taxes à la vente et des cotisations sociales qui frappent plus durement les classes populaires.
Impôt sur le revenu, le plus progressif des impôts fut un temps
Il y a eu brièvement durant la guerre civile un impôt sur le revenu mais très vite la classe dirigeante le détruit en perpétuant le mythe de l’individualisme américain qui n’a pas besoin de l’État. Les recettes fiscales proviennent alors principalement des droits de douanes et autres taxes à la vente comme l’alcool.
Mais l’impôt sur le revenu revient au début du XXème après une pression populaire pour réduire les inégalités. On instaure alors un impôt sur le revenu très progressif allant jusqu’à 90% durant la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à 1960. Il existe aussi un impôt sur la succession avec un taux atteignant 80% jusqu’à 1980.
Qu’est-ce qui a changé depuis les années 80? L’impôt sur les sociétés a toujours joué un rôle important pour les plus riches car il permet de cacher une grosse part des revenus et de soustraire de l’argent à l’impôt. Il existait beaucoup de niches fiscales, ainsi le rendement de l’impôt sur le revenu a baissé.
La classe politique américaine, démocrates et républicains confondus, a sous l’impulsion de Reagan décider d’éliminer ces niches en contre-partie d’une baisse substantielle des impôts.
Il y aussi une évolution des mentalités. Un taux marginal supérieur de 90% ne semblaient pas choquer grand monde après la guerre et la période de forte croissance. Mais il y a comme eu un retour de l’individualisme et les difficultés économiques des années 80 ont mis à l’épreuve cette conscience collective.
Impôt sur les sociétés et la concurrence fiscale entre les pays
On le voit la question de l’impôt sur les sociétés est importante. Il représentait 4 à 5% du revenu fédéral dans les années 70. Trump lui a donné un coup de grâce: le taux actuel de 21% a fait tombé cette part à 1%.
Normalement les flux financiers entre filiales nationales des grandes entreprises comme Apple, Google et Amazon suit une réglementation fiscale qui empêche les arbitrages entre les pays. Mais on trouve toujours des contournements, ceci a pris la forme de la vente par des maison-mères de leur propriété intellectuelle à une filiale dans un paradis fiscal. Ensuite celle-ci touche les royalties de cette propriété fiscale, engendrant une bénéfice énorme mais peu taxé.
Revenus du capital, l’outil des plus aisés pour se soustraire à l’impôt
On le voit les revenus du capital sont moins taxés que ceux du travail surtout si on incorpore dans ces derniers les cotisation d’assurance santé privée. En prenant en compte ces cotisations on arrive à un taux d’imposition du travail de 36%. On voit que, si on en a la possibilité, il est préférable de basculer des revenus vers ceux du capital. C’est ce que font beaucoup de professionnels et aussi les gens très riches: garder l’argent à l’abri de l’impôt dans les sociétés et se verser des dividendes.
Les pistes de solutions pour un système fiscal plus juste
Les auteurs identifient 4 pistes:
- Faire un impôt de rattrapage quand une société déclare des bénéfices dans un pays où le taux d’imposition est plus faible . Car depuis peu les compagnies doivent lister leurs profits par pays. On pourrait récupérer l’impôt moins perçu du fait de profits déclarer en Irlande par exemple.
- Fixer un taux plancher de 25% entre grand pays. On pourrait penser que les compagnies pourraient alors déménager leur siège dans un paradis. Mais concrètement cela arrive peu car ce déménagement répond à des règles strictes.
- Avoir un système qui taxe les profits selon le chiffre d’affaires réalisé dans le pays. Certains états américains le font déjà. Ils estiment les ventes dans l’état pour en déduire une assiette d’impôts
- Sanctions contre des paradis fiscaux. La concurrence fiscale entre pays n’est pas un jeu à somme nulle comme avec le commerce. Ces pertes de revenus fiscaux ne sont pas rattrapables.
Les plus-values devraient être taxées au même titre que le revenu. Aujourd’hui on utilise un taux fixe car il était difficile de calculer le prix d’acquisition. Mais on a maintenant les outils informatiques pour faire ces évaluations.
On peut aussi faire en sorte que l’impôt sur les sociétés soit incorporer à l’impôt sur le revenu pour éviter l’arbitrage entre les deux, chose qui est déjà faite au Canada par exemple.
Mais tout cela ne prend pas en compte les grandes fortunes qui ont leur argent en actions et ne touchent peu de dividendes (Jeff Bezos, Warren Buffet). Ceux-ci pourrait payer cet impôt sur les grandes fortunes (2%) avec des actions que l’État revendrait après.
Enfin on le sait la santé coûte chère aux USA et l’assurance-maladie représente un poids énorme sur les épaules des classes populaires. Une réforme pour instaurer un système plus équitable serait nécessaire.
Un livre qui amène à beaucoup de réflexions
Comme je l’écrivais dans l’introduction, ce livre m’a amené à redécouvrir un sujet que je n’avais pas aborder depuis longtemps et je l’ai lu au début avec un peu de réticence. Je suis content d’avoir dépassé mon hésitation.Les auteurs ont crée un site, Tax Justice Now, pour consulter tous les chiffres mis en avant dans l’ouvrage.
On le voit l’évasion fiscale n’est pas qu’une question de paradis fiscaux utilisés par des compagnies ou des gens très riches. Cela concerne aussi beaucoup de monde qui profite de l’arbitrage entre travail et capital. C’est ici que la conscience collective et l’action politique sont nécessaires pour retrouver un système plus juste.
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